LES DIVAGATIONS D’UNE VOYAGEUSE AUTRICHIENNE


Christa Blümlinger

À première vue, deux des derniers films de Ruth Beckermann ont l’air tout différents. Le premier, qui se déroule dans un espace réduit, incarne une sorte de cinéma-vérité à l’autrichienne. A L'EST DE LA GUERRE (1999) fait la chronique d’une exposition consacrée aux crimes de l’armée régulière du IIIe Reich en usant d’une forme de questionnement astucieuse conçue comme une sorte de dispositif-confessionnal. Le recours à une technique de vidéo amateur est ici une condition productive, permettant de l’intimité distanciée dans cet inventaire d’une génération dont les actes refoulés font ressentir leurs effets jusque dans la culture politique actuelle. FUGUE ORIENTALE (1999) par contre recourt à de somptueuses images auxquelles vient s’opposer un univers sonore complexe. C’est un essai sur le thème du voyage, sur la quête d’images et le regard dans le visage des autres, sur le désir de voir qui est à l’origine d’un voyage en Égypte et qui, dès la fin du dix-neuvième siècle, fit de l’impératrice Elisabeth d’Autriche – la mythique Sissi qui sera plus tard transfigurée par le kitsch – une pionnière de la modernité.

A y regarder de plus près, on reconnaît toutefois dans chacun des films de Ruth Beckermann le même stylo, au sens où l’entendait Astruc dans sa vision d’un cinéma d’avant-garde. La réalisatrice et essayiste s’est toujours consacrée, sur des modes divers, à la réalité de l’hétérogène, au nomade dans notre culture et elle a, dès ses débuts, eu recours à un langage très personnel. Que ce soit dans son premier long-métrage comme interlocutrice sensible et provocante d’un Viennois, juif et communiste, dans la biographie duquel s’inscrivent les catastrophes et les contradictions du siècle passé (RETOUR À VIENNE, 1983, en collaboration avec Josef Aichholzer), ou comme narratrice de son deuxième film, PONT DE PAPIER (1987). Et si la "tendance-parloir" semble avoir pris le dessus sur la "tendance-stylo" dans ses tous derniers travaux, c’est peut-être parce qu’à la recherche du plus direct possible, la cinéaste s’est mise à filmer elle-même et toute seule les gens qu’elle rencontre, tout en inventant chaque fois un dispositif correspondant au sujet: Soit la conversation (très viennoise) du café, pour portrayer les habitants et les habitués de sa rue à Vienne, dans HOMEMAD(E) (2001), soit des (im)migrants en Europe qu’elle présente dans son installation EUROPAMEMORIA (2003), dépourvu d’hors champ, en très gros plan fixe.

RETOUR À VIENNE est le portrait d’un émigrant revenu en Autriche qui avait subi la violence raciste des nazis bien avant l’Anschluss et qui, dès le début des années 30, avait été déçu par la mollesse des sociaux-démocrates dans la lutte contre l’austrofascisme chrétien-social. À l’époque où ce film fut tourné, on venait de redécouvrir les quartiers de „ Vienne la rouge “, qui constituent aujourd’hui, avec la Berggasse de Freud, un must des visites guidées pour touristes éclairés. Les matériaux cinématographiques abondamment utilisés dans le film ne proviennent pas d’archives centrales, mais des permanences du Parti disséminées à travers la ville. On voit qu’il s’agit de documents „ retrouvés “, et pourtant le film ne prétend pas „ révéler “ quelque vérité jusque-là ignorée : les images de propagande ne servent pas à illustrer le propos, elles n’apparaissent pas comme une trace de l’Histoire, elles ne veulent pas constituer une mémoire, mais plutôt provoquer un travail de remémoration. Dans des entretiens pleins de sensibilité, la jeune cinéaste relance plusieurs fois Franz West pour cerner son origine culturelle, son identité juive, son parcours politique, son expérience de l’émigration et du retour. Il s’agit moins d’analyser l’adaptation d’un individu à une culture politique, à ses dogmes ou à son potentiel de reniement, que de découvrir ce que, dans le cadre de cette culture, il a gardé pour lui-même pendant des décennies. L’indicible perte traumatique n’apparaît pas dans le discours direct, dans le dialogue, devant la caméra. Franz West passe en revue les membres de sa famille qui ont été assassinés, il cherche à se souvenir, à forger avec des noms une posture commémo­rative. Mais cela, il ne peut le faire que seul, à l’aide d’un petit appareil enregistreur, qui lui permet ensuite, en présence des cinéastes, de restituer ce qui a été ainsi mis à jour. Ce n’est certainement pas un hasard si cette forme de commémoration ressemble au monologue solitaire de la jeune Marceline Loridan, dans le film de Jean Rouch Chronique d’un été (1960).

VERS JÉRUSALEM (1990) fait également appel à un appareil sonore pour présenter une trace de la réalité historique, qui n’est alors pas un passé, mais un présent parallèle (au temps du tournage) : Dans ce „road-movie“ qui conduit la cinéaste de Tel-Aviv à Jérusalem, et au cours duquel elle établit comme une géologue le relevé des strates culturelles de ce pays, l’ „autre“ côté intervient par le biais de la radio, qui diffuse continuel­lement des nouvelles de l’Intifada. Ce dédoublement de la bande-son brise une qualité affective inhérente au cinéma, et ouvre une possibilité de distanciation relativement à l’image. Car la présence constante et envahis­sante de l’image évacue la coupure entre le passé et le présent, et donc le travail critique sans lequel il n’est pas de discours historique. PONT DE PAPIER, le second film de la trilogie formée avec RETOUR À VIENNE et VERS JÉRUSALEM, tente lui aussi d’arracher à la puissance de l’image la possibilité d’engager, à partir des lieux de mémoire, un travail de remémoration. Ruth Beckermann part avec son opératrice Nurith Aviv pour la Bucovine, une région dans laquelle son père avait jadis vécu heureux. L’équipe ne parviendra jamais dans cette région, qui était à l’époque encore soviétique, et l’on ne verra aucune image de Tchernovtsy, la ville que le père de la réalisatrice avait aimée. Au lieu de quoi le film évoque cette culture perdue au cœur de l’Europe centrale, il nous conduit dans des petits villages roumains, dont les paysages brumeux traversés de voitures à chevaux semblent surgis d’un autre temps. Près du cimetière juif, enfin, un homme, qui est la „mémoire vivante“ de sa communauté, raconte des histoires d’une époque où l’identité collective se transmettait encore de bouche à oreille. Mais cet homme, dans le film de Ruth Beckermann, est plus qu’un passeur et un ultime témoin; on ne voit pas sur son visage, comme dans tant de portraits cinématogra­phiques, la mort „à l’œuvre“. Il vit dans le présent, il taquine les femmes qui le filment et plaisante sur le fait qu’il puisse encore une fois dans sa vie „donner une image“.

Dans PONT DE PAPIER, Ruth Beckermann donne à la voix du „je“ la forme d’un soliloque – que des rencontres viennent interrompre – qu’elle mène en voix off, à la recherche de traces de personnes absentes ou de survivants. Le film s’élabore à la façon d’une mosaïque, et non sous la forme d’un récit mené de bout en bout – il ne vise pas à définir une identité de façon univoque, mais à inscrire un sentiment d’ "inappartenance" (c'est le titre d'un livre qu’elle a écrit sur les relations entre Juifs et Autrichiens après la guerre). PONT DE PAPIER s’ouvre sur de regards voilés, dirigés, depuis la fenêtre d’un appartement, ou les vitres d’un tramway, sur cette Vienne où tant d’abominations ont eu lieu dans les années 30 et 40. Ainsi, la cinéaste traverse la ville pour la redécouvrir sous un jour nouveau. Elle pose un regard neuf sur les lieux où sa grand-mère, pendant le nazisme, a survécu en se faisant passer pour une pauvre muette jetée à la rue. Elle questionne ses propres parents sur la vie qu’ils mènent aujourd’hui dans le pays où ils ont été jadis persécutés. Elle filme Theresienstadt, non pas la ville historique, où les nazis avaient perversement fait tourner un film de propagande dont ils liquidèrent ensuite tous les collaborateurs, mais un Theresienstadt de carton-pâte, servant de décor à un film américain qui se tournait alors dans les Balkans, avec des figurants viennois. Elle prend les routes de Roumanie, à l’époque où le pays était encore communiste, à l’affût des vestiges de la culture juive de la Bucovine lorsque cette région était autrichienne. Certains se souviennent, d’autres veulent oublier. Lors du tournage de PONT DE PAPIER, Kurt Waldheim, l’amnésique candidat à la présidence autrichienne, est en campagne électorale. Il trouve naturellement sa place dans cet essai d’une Juive viennoise de "la génération d'après": on voit sur la place Saint-Etienne se disputer ceux qui exhortent leurs concitoyens à ne pas oublier, et ceux à qui on ne la fait pas, si prompts à retrouver les rancoeurs et les préjugés anciens, et le jargon correspondant. Rétrospectivement, on peut constater que la réalisatrice avait déjà réussi à dresser un constat lucide sur ce syndrôme autrichien qu’elle révélerait plut tard avec subtilité dans son film sur les visiteurs „stupéfaits“ de l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht. En tant que documentariste, Ruth Beckermann a un don extraordinaire pour nous rendre présent le passé, pour saisir des moments significatifs de la culture politique.
„Souvent, partir est le but même du voyage“ dit-on dans PONT DE PAPIER. Le film qui lui succède, VERS JÉRUSALEM, traduit cette idée dans sa forme même: naissant en chemin, le long de cette route qui conduit de Tel Aviv à Jérusalem et au bord de laquelle se laissent lire l’Histoire – les histoires – et les strates de ce pays à la fois très jeune et très ancien qu’est Israël. À l’occasion de rencontres fortuites, à travers les noms et les lieux, dans les fouilles et les constructions nouvelles, VERS JÉRUSALEM dévouvre différentes phases et contradictions d’un projet qui s‘est, depuis les années cinquante, considérablement modifié. L’impossibilité de partager le souvenir, cette faille sur laquelle s’édifie une mémoire collective, fonde ici le principe de tournage. Les gens que la cinéaste rencontre, au bord de cette route longue de quelques dizaines de kilomètres, parlent du passé, mais aussi des différentes perceptions du présent. „ Chacun voit avec ses yeux. On n’a pas tous les mêmes yeux “, dit un Palestinien en train de changer la roue de sa voiture. Chacun interprète l’histoire du pays en fonction de ses origines et de son activité. Un vieux Juif extrait d’un tas de décombres une pièce de monnaie qu’il présente fièrement comme une pièce turque vieille de plusieurs siècles. Il gagne sa vie en vendant aux Palestiniens de la ferraille et du bois de récupération. Les pièces semblent être devenues son obsession, comme si elles attestaient l’historicité de ce triste chantier de démolition. VERS JÉRUSALEM ne propose pas une chronologie historique, ni un jugement tranché sur l’histoire brève et déchirée d’Israël, mais un instantané qui semble obéir au principe de Chris Marker: „On ne sait jamais ce qu’on tourne“. Ainsi, ne voit-on aucun lanceur de pierres dans ce film, mais on entend régulièrement des coups de feu ou des passages d’avions.

Sur le chemin de Jérusalem, on ne découvre pas seulement différents paysages, pas seulement des bâtiments profanes et religieux, souvent porteurs dans ce pays de significations symboliques hétérogènes, mais aussi les cultures les plus diverses : des Éthiopiennes impassibles, dont leurs nouveaux compatriotes découvrent avec perplexité l’ignorance en matière de langues étrangères; des Juives russes fraîchement installées, qui parlent avec conviction de la puissance d’Israël. Leurs visages reflètent encore le rêve qu’elles ont apporté avec elles d’Europe orientale, et que rappelle le motif récurrent de la Sérénade mélancolique de Tchaïkovski. Le film doit s’arrêter en route, parce que le lieu désiré ne peut coïncider avec la véritable Jérusalem. Le memento mori de la photographie, tel que l’évoque Susan Sontag, devient dans VERS JÉRUSALEM le principe moteur du film : la sympathie pour la fragilité, la vulnérabilité, la mortalité d’autres hommes (ou choses). Cet essai fragmentaire écrit chemin faisant ne retient que des instants épars, et c’est parce qu’il en a conscience qu’il échappe au danger de paraître daté quinze ans plus tard.

À la trilogie de Ruth Beckermann - trois films qui explorent différents aspects de l’identité juive, et qui se consacrent chacun sous sa forme particulière à la (douloureuse) constitution d’une mémoire - succède le „film sur la Wehrmacht“, qui traite de l’oubli. De l’oubli dans lequel se réfugient les criminels et du regard porté par ceux qui appartiennent à cette société de criminels, qui ont grandi avec elle - ceux qui ne se rappellent plus, qui entendent conserver leur place héréditaire, qui se sont amputés de leur mémoire (comme Klaus Theweleit l’écrit si justement des nazis allemands). Ils ne veulent pas être dérangés par les expulsés et les assassinés. Quelque chose pourtant les a attirés ici, dans cette exposition qui témoigne du meurtre auquel ils ont pris part sous une forme ou une autre, qu’ils en aient été témoins ou qu’ils en aient seulement eu connaissance, qu’ils n’aient pas cherché à savoir ou qu’ils y aient au contraire prêté la main. Il ne s’agit pas dans À L’EST DE LA GUERRE de sonder individuellement les visiteurs d’une exposition consacrée aux crimes commis par la Wehrmacht sur le front oriental. Au contraire : le spectateur s’étonne parfois de ces gens qui viennent si naturellement se présenter devant la caméra et se succèdent comme dans un rituel thérapeutique. Un chapeau de feutre vert ou une jambe de bois ne trahissent pas nécessaire­ment la nostalgie du bon vieux temps. Il y a aussi les exceptions, il y a ceux qui étaient là et ne voulurent pas se rendre complices, il y a les très rares qui, hier comme aujourd’hui, étaient choqués par ce qui se passait et firent tout pour ne pas servir dans cette armée.
On ne voit pas grand chose de l’exposition elle-même, des objets et des photos que les historiens ont rassemblés comme autant de documents et des pièces à conviction de crimes qui n’ont pas seulement été perpétrés par des SS, mais aussi par de simples soldats de la Wehrmacht. „L’avenir du documentaire“, écrit Ruth Beckermann dans son journal de tournage, „est dans le regard froid, l’observation, l’analyse.“ La force de ce film réside dans l’infléchissement des réactions, dans le doute qui s’insinue quand viennent les phrases de défense ou les témoignages de troisième main qui sonnent comme des souvenirs personnels. Le retour du passé s’inscrit dans la manière d’être des gens, que ce soit sous la forme d’une remémoration consciente ou d’une défense inconsciente. C’est là, dans le meilleur des cas, tout ce qu’un film peut montrer.

La collaboration entre Ruth Beckermann et Nurith Aviv, à travers sur trois films, montre à quel point, dans le documentaire d’auteur, la communication entre mise en scène spontanée et caméra „intuitive“ doit fonctionner, afin de finir par créer au montage un jeu complexe entre langage et image. Nurith Aviv parvient à saisir les évènements les plus infimes et à cadrer avec une telle précision que le champ lui-même prend de la profondeur. Une situation sociale s'impose dans la figuration du cadre : qu’il s’agisse de l’abattage des arbres dans un paysage de Roumanie évoquant les temps de l’industrialisation naissante (PONT DE PAPIER) ou des préparatifs d’une jeune mariée égyptienne qui finit de se parer pour le photographe (FUGUE ORIENTALE). Dans ce film Nurith Aviv perfectionne cet art de la caméra qui porte un regard distant et pourtant insistant, qui s’exprime par le cadrage mais aussi par les changements de focales ou encore au moyen du travelling et des mouvements d’appareil. La forme de ce regard engendre une véritable originalité fictionnelle, un terrain imaginaire propice aux digressions du commentaire évoquant l’Égypte comme une projection européenne. Ruth Beckermann confronte dans son film le regard d‘une flâneuse contemporaine avec l’orientalisme et la perception fragmentaire qui pouvait être celle d’une voyageuse du dix-neuvième siècle. Elle se risque à un montage latéral. La formule d’André Bazin qui décrivait la méthode de Chris Marker comme un lien d’intelligence entre le mot et l’image est ici tout à fait appropriée. Le maillon essentiel entre le dicible et le visible est ici un mélange nuancé de bruits et de musique : il crée l’espace nécessaire à l’imaginaire, à l’évocation des obsessions d’Elisabeth, lesquelles, selon un jeu de rapports indirects entre commentaire et image filmée, viennent se fixer dans l'esprit du spectateur.

D’une certaine manière, FUGUE ORIENTALE déplace les mondes particuliers du PONT DE PAPIER et de VERS JÉRUSALEM, qui se situaient sur le plan des souvenirs et des récits, pour les inscrire dans la construction imaginaire d’un lieu de désir. Les voyages de la cinéaste l’ont d’abord menée dans une région qui fut autrefois autrichienne. Elle se mit ensuite à parcourir la Terre Promise dont la capitale, toute habitée de mythes, est incapable d’offrir un hâvre véritable à celui qui est issu de la diaspora. Finalement, avec FUGUE ORIENTALE, cet être-en-chemin ne se situe plus du côté de la perte mais de celui d’un plaisir du voir (féminin) conscient de son pouvoir de fascination. Le rapport à l’Europe centrale perdure: la cinéaste viennoise repère ce plaisir moderne du voir en plaçant ses pas dans ceux de l’impératrice autrichienne Elisabeth, qui aimait par-dessus tout prendre le train. Elle était, tant par son comportement insolite que par la conscience qu’elle avait de l’importance des images, en avance sur son temps.

Les choix formels de son tout dernier film, LA BAR MITSVA DE ZORRO (2006), prolonge ce plaisir du voir et du montrer, pour announcer à travers le montage une nouvelle voie dans l’oeuvre de Ruth Beckermann: une forme qui laisse imaginer, à partir de l’approche directe de mises en scenes culturelles contemporaines, un chemin vers la fiction.


Traduit de l’allemand par Pascal Paul-Harang et Pierre Rusch